di Antonin
Artaud
(cfr. traduzione italiana)
Rodez,
16 mai 1946
Cher monsieur et ami,
Ayant été déporté
d'Irlande, interné au Havre, transféré du Havre
à Rouen, de Rouen à l'asile Sainte-Anne à Paris,
de l'asile Sainte-Anne à Paris à l'asile de Ville-Évrard
dans la Seine, de l'asile de Ville-Évrard dans la Seine à
l'asile de Rodez, je connais les déportations, car la médecine
se connaît par les douleurs et pour soigner les douleurs il faut
les avoir souffertes, et je ne me serais pas avancé à
vous parler de votre déportation en Allemagne en 1942, ainsi
que vous me l'avez vous-même demandé, si les circonstances
ne m'avaient mis comme vous en état de déportation. Étre
déporté est en effet un fait et un état que je
n'étudierai pas médicalement ou scientifiquement parce
que je hais autant la médecine que la science, mais dont je puis
vous parler comme quelqu'un qui en a longuement et j'oserai dire: méticuleusement
souffert. Méticu eusemen veut dire que je me suis vu obligé
comme vous de ne rien perdre des affres de ma déportation, parce
que déporté, je nie suis vu en plus interné, et
que j'ai eu en effet le temps pendant des années de paillasses
et de cellules, couché sur des paillasses dans des cellules,
de penser à ma situation de transplantéd'exilé.
-[Enfin, cher Mr Pierre Bousquet, nous avons un corps : on nous a à
tous donné un père et une mère, donné, je
veux dire attribué, mais en réalité nous ne nous
en souvenons pas, Les souvenirs de l'enfant commencent vers 8
mois ou 2 ans, en général, et avant nous ne savons
pas où nous étions. - Moi, mes premiers souvenirs officiels
commencent à 18 mois, avant Si je dis OÙ j'étais
et que je le sais aussi par mémoire, on me traitera 2 encore
de fou car mes souvenirs personnels ne concordent pas avec ceux de mon
état civil, car les enfants que la société fait
ne sont pas ceux que la nature fait. Mais passons. - Ainsi donc, vous,
Mr Pierre Bousquet, vous êtes toujours cru vous appeler Mr Pierre
Bousquet et c'est en temps que Pierre Bousquet et parce que vous vous
appeliez Pierre Bousquet, donc un jour remonté du néant
en France dans une famille de Français, que la France ayant été
en guerre et ayant été vaincue vous vous êtes trouvé
obligé, un certain jour, de vous soumettre sans protester à
une mesure de déportation prise contre tous les jeunes gens de
votre âge après la fin de la dernière guerre, sous
le gouvernement crapuleux de Vichy. -Vous n'étiez pour rien dans
les bisbilles entre Daladier et Hitler, mais celui qui vous avait mis
dans la situation d'être déportés ayant été
débarqué comme un péteux, son successeur
Pierre Laval qui n'en était pas à une trahison
ou un lâchage près, se chargea de vous lier les mains,
aux exigences du vainqueur. Aviez-vous donc été vous-mêmes
vaincus, non, vous étiez trop jeunes, mais il vous fallut Payer
le prix à leur place de la déroute des soldats français
qui aimèrent mieux se faire botter le cu que de se battre, comme
le sacrosaint devoir les y obligeait. - Mais peut-être
avaientils pensé eux aussi que ce n'était plus leur devoir
de se battre dans les conditions où le gouvernement Daladier
les avait entpapillotés pour le charnier.
Quoi qu'il en soit vous vous êtes
vu un certain jour enlevé de votre domicile non par la
force de la tempête, du mistral, des tornades, de la bourrasque,
d'un orage électrique ou des autans, mais par cette
espèce de force sans nom, et qui n'eut jamais que les petits
visages, des indifférents qui la représentent et ne marchent
que parce qu'ils sont pour ce faire commandés ou salariés,
et qui ne vient, cette force, que de la décision unilatérale
d'un certain nombre de larrons en foire qui représentent le gouvernement,
la police, l'administration, et dans votre cas la carence de toute armée.
- Être brutalement sorti de son pays, pour être transplanté
dans un autre comme une plante en prévention de carie est affreux,
et il est affreux d'être brutalement et sur un ordre tout à
coup dé-paysé. Plongeur qui perdrait l'axe d'un paysage
et dans le paysage un lambeau de son corps, comme s'il voyait tout à
coup son corps passer dans le paysage comme le rouleau d'un kaléïdoscope
tournant. C'est une image, une métaphore de styliste mais qui
traduit une monstrueuse et insultante réalité. C'est que
nous ne sommes pas les maîtres de nos corps. - Nos père-mère
en disposèrent pour l'école, quand l'administration n'en
dispose pas pour les bagnes d'enfants ou les écoles de redressement
professionnel, et la société pour les prisons et les asiles
d'aliénés, puis la société en dispose pour
le conseil de révision, les prêtres pour le " viatique
" et l'extrême-onction du cercueil; et la société
en dispose pour la guerre tandis qu'elle reste à l'arrière
pour trafiquer de marché noir. Et le gouvernement de Vichy vend
pour combien de fois 3o deniers combien de milliers de corps de jeunes
hommes, pour servir de serfs en pays étranger. - Mais l'horrible
de la chose, Mr Pierre Bousquet, n'est pas pour moi la transplantation,
il n'est même pas dans le fait de n'être pas son maître,
il est dans l'insolite pouvoir de cette chose qui n'a pas de nom, et
qui en surface mais en surface seulement s'appelle société,
gouvernenient, police, administration et contre laquelle il n'y eut
même pas, le recours, dans l'histoire, de la force des révolutions.
Car les révolutions ont disparu, mais la société,
le gouvernement, la police, l'administration, les écoles, je
veux dire les transmissions et transferts de croyances par les totems
de l'enseignement, sont toujours restés debout.
Et on pourrait croire qu'il n'y a rien
à faire.
Le jour de votre déportation
en Allemagne, au milieu de cette petite angoisse qui vous saisit d'être
conduit vous ne saviez où, et transporté hors de chez
vous, vous vous êtes trouvé encadré. Passé
on peut dire de main en main par des hommes qui, pour la part qui à
ce moment-là leur revenait, représentaient cet indéfinissable
pouvoir.
Que la police vienne s'asseoir devant
vous dans un café comme cela m'a été fait à
moi, ou que des gens à la solde du gouvernement vous fixent rendez-vous
un certain jour, voire un certain matin, à une certaine heure,
à un certain endroit pour vous emmener avec eux en Allemagne,
est une de ces obligations immorales, une de ces contraintes,
de ces lénifiantes oppressives contraintes contre lesquelles
il n'y a rien à faire.
Et on peut se demander d'où
cela vient?
Car au premier plan tout se passe comme
à la bonne franquette et on n'est pas de Prime abord malmené.
-Quelque abjecte soit la mesure prise contre lui, celui qui s'y soumet
benoîtement et doucernent peut espérer bénéficier
devant lui d'une espèce de commutation de peine et que
la peine, comme un commutateur d'électricité retourné
sur les ténèbres de la haine, change, de par son attitude,
avec lui. C'est ainsi que les violés endorment l'esprit du viol
en s'offrant tous membres ouverts à la gourmandise de l'effracteur.
Et n'y a-t-il pas dans la déportation un viol, une entrée
par effraction douce (douce d'abord) d'une horde de corps étrangers
dans le vôtre, ceux d'abord de la police traître qui vous
expédie à l'étranger, ceux de toutes les populations
de marché noir qui vous emmènent et vous repoussent à
l'étranger, et à l'étranger enfin, en principe
les corps des hommes étrangers.
Je me suis toujours demandé, ce qui provoque
dans l'histoire notre soumission à nous individus à cette
espèce de coercition désarmée, ce qui fait que
quand l'appareil social, administratif ou policier s'ébranle
nous ne pensons pas à première vue à protester.
- Il y a de-ci de-là des révoltes bien sûr, mais
toujours le vieux cadre revient comme s'il était entendu
que la révolte n'est là qu'en vue d'un réajustement
du cadre, alors que c'est le cadre lui-même : la société,
qui doit s'en aller pour que les gens puissent vivre en paix. La société
a contre nous la force, c'est entendu, mais d'où vient-elle sinon
de notre adhésion à tous à la force de la société,
et ce n'est pas un fait, mais une idée. - C'est une simple, fausse
idée de nos corps qui depuis si longtemps nous opprime, et qu'attendons-nous
pour la faire sauter?
Vous avez donc été emmené
par contrainte en Allemagne. -Vous vous êtes trouvé astreint
à entrer dans un convoi de jeunes Français déportés,
et votre corps qui sortait de chez vous, allait dans les librairies,
les expositions de peinture, les théâtres, les cinémas,
les cafés, qui allait déjeuner ou dîner chez des
amis, qui allait dans les bibliothèques ou les musées,
qui s'achetait librement les costumes qui lui plaisaient, se faisait
tailler chez son coiffeur ses cheveux selon la coupe qui lui plaisait,
et choisissait la lotion du shampoing de la coupe qui lui plaisait (car
c'est de l'humour la liberté), ce corps, dites-vous, s'est vu
habillé en chauffeur, on l'a mis sur une locomotive, et il n'y
avait plus de coupe ni de shampoing, plus de complet bien repassé,
plus de chemise fraîche tous les jours (je vous comprends car
la chemise que j'ai eue à moi après six ans d'internement,
fut celle qui me fut donnée par madame Régis sur l'ordre
du Dr Ferdière. Une chemise de ville avec un col et une cravate
car le Dr Ferdière ne voulut pas que je sois habillé ici
en interné).
Comme chemise et comme complet vous
n'eûtes donc plus qu'un bombardement d'escarbilles et vous passiez
vos jours à enfourner le charbon à la pelle dans le ventre
d'une mécanique que vous auriez bien envoyée se faire
tamponner ailleurs.
Et à la souffrance de la déportation
se mêlait en vous la souffrance de l'exil.
Il y a dans l'exil un envoûtement,
celui de cet esprit étranger qui recouvre nuit et jour un homme
et lui demande de suer sa conscience dans son sens, c'est du modelage
par opération. - Vous m'avez dit que vous n'aviez pas été
malmené. - Car on ne malmène que les récalcitrants,
ce n'est pas la méthode ou la manière, je veux dire le
procédé secret, le comportement profond de l'oppresseur
en face de l'opprimé que de lui abîmer d'abord son
corps. Le conquérant ne détruit pas le vaincu, il n'a
pas intérêt à se débarrasser du vaincu mais
à le pénétrer d'un venin propre jusqu'à
ce que le semblable s'assimile au semblable en lui, et que le vaincu
ne soit plus là mais son corps seul avec la conscience du seul
vainqueur; cette opération de par le monde est courante, mais
ce qu'on ne sait pas c'est qu'elle est volontaire et concertée
et elle est faite, je veux dire vécue par un certain nombre
d'individus qui n'ont pas d'autre fonction que de penser aux individualités
intéressantes, et de faire tout pour leur communiquer le virus
de déportation, d'internement, d'emprisonnement, de servage,
et celui de nationalité.
Hitler pratiquait cette opération
en grand. - Au vrai il ne s'appelait pas Hitler lui-même, parce
que Hitler n'est pas un nom qui en yougoslave, en moldo-valaque, en
tchèque peut se mettre sur le plan de hip-hip hourrah, alleluia,
hosanna, de pro. fundis, mais un mot, une espèce d'exclamation
qui peut se mettre sur ce plan-là quand le nom de famille ne
s'y met pas.
J'ai oublié son nom de famille
mais je l'ai rencontré a Berlin en 1932 dans un café qui
aurait voulu être ce qu'était le Dôme à Montparnasse
mais qui n'y parvenait pas, et qui s'appelait le Romanischès
café. - Café des romanichels. - Car le soidisant Hitler
se faisait passer pour un soi-disant bohémien, je tournais un
film sans importance appelé Coup de feu à l'aube . J'en
avais tourné un dans le courant de l'année précédente
au souvenir duquel par contre je tiens et qui s'appelait : l'Opéra
de quat-sous et où j'avais reçu la visite d'un gendarme
qui me fit peur, puis qui se révéla comme un ami et me
dit cracher sur l'hitlérisme. Mais l'authentique Hitler du Romanischès
café me dit au contraire vouloir imposer l'Hit-lérisme
comme on imposerait le hip-hip huraïsme, et comme on a voulu créer
un jour l'Eurasie (Europe-Asie). Tout à la lyre, etc. je lui
dis qu'il était toc-toc d'avoir des idées comme cela.
Et que d'ailleurs je le connaissais depuis longtemps comme un soidisant
initié, c'est-à-dire comme un mégalomane envoûteur,
et l'un des types les plus accomplis de la race de ceux qui ont la prétention
de mener les peuples non par des actes, mais uniquement par des idées,
je veux dire des mouvements comme magnétiques d'idéation,
je veux dire des ondes psychiques, etc. Il s'ensuivit une épouvantable
bagarre au cours de laquelle le soi-disant Hitler fit appeler la police
pour me faire arrêter. Et elle vint en effet et dans la bagarre
prit ma défense contre ce répugnant Moldo-Valaque qui
ensuite prit le commandement de l'Allemagne sous le nom présupposé
d'Hitler. - Car cet Hitler-là, l'Hitler de l'histoire, était
en réalité un Moldo-Valaque, c'est-à-dire le fils
d'une race d'anciens pendus connus pour leurs ténébreuses
manigances sur le souffle des anciens morts. - Hitler est mort mais
sa race n'a pas fini de nuire et elle le voit toujours et l'appelle
partout. Vous connaissez la légende de la mandragore, cette espèce
de souffle semence qui pousse, dit-on, au pied des potences, sous les
cadavres des pendus, et qui serait venu d'une projection de leur sperme
au moment de leur strangulation. Hitler en secret s'en prétendait
issu. - Car ce n'est pas seulement votre déportation à
vous, Mr Pierre Bousquet, que les Moldo-Valaques de Berlin avaient préméditée
mais bien d'autres. - Et ils ne sont pas à l'heure présente
à bout de préméditation, mais ils sont retournés
en Moldo-Valachie. - Car tout le monde a souffert de l'hitlérisme
sauf les authentiques Hitlériens qui ne se sont pas déclarés
vaincus, mais en se servant de je ne sais quel tour de passe-passe sont
parvenus à s'esquiver d'Allemagne et sont revenus dans leur pays.
De par leurs manigances et tours de
passe une déportation plus grave nous guette tous, quelque chose
comme un transfert de je ne sais quoi de nous-mêmes vers on ne
sait où, alors que, nous, nous ne serions plus là, et
que l'hitlérisme aurait pris partout notre place à la
place d'une Europe et d'une Asie, dans quelque chose comme une Eurasie.
C'est un mythe mais il y en a d'autres. Car nous sommes environnés
de Mythes qui veulent s'accoucher sur nous, que faire?
Construire une scène de planches pour y danser
les mythes qui nous martyrisent et en faire des êtres vrais avant
de les imposer àtous par la mandragore séminale de la
semence des idées.
A vous
amicalement.
Antonin Artaud
P.-S. -Danser c'est souffrir un mythe, donc le remplacer
par la réalité.