Remarques
sur la position de la philosophie dans et en dehors du monde (*)
par Jan Patocka
(cfr. traduzione
italiana)
Ces
quelques mots n’ont pas la prétention d’être de la philosophie au sens
propre du terme. Nous n’allons pas entrer ici dans la substance des
problèmes proprement philosophiques. Notre ambition n’est pas
d’apporter une contribution au dialogue philosophique qui se poursuit
entre les époques, de millénaire en millénaire : dialogue de
ceux dont l’existence dans le temps est – plus encore que celle du
poète ou du héros, mesurée à l’éternité – une abolition du temps. Toute
grandeur tient en définitive à une percée de l’extra-temporel au sein
du temps, mais la grandeur philosophique implique, en outre, la
compréhension explicite de l’unité du temps et du supratemporel. Or,
cette grandeur n’est-elle pas étrangère à l’époque actuelle, insensible
même à celle du poète et du héros ? L’idée que nous nous
faisons du philosophe n’est-ce pas celle d’un homme à qui la vie tout
entière apparaît nécessairement comme matière à penser, d’un homme donc
qui n’est pas simplement philosophe par moments, à l’occasion, parmi
d’autres menus vices et vertus, mais philosophe pour de vrai ?
Alors que la philosophie de nos jours semble être devenue une chose
contingente que le chemin de la vie peut ou croiser ou laisser
totalement de côté. Comment une philosophie de ce genre, dérivée et
sans passion, peut-elle résister aux assauts du "monde" ? Ne
faudrait-il pas qu’elle se ressaisisse, qu’elle cherche de l’appui
avant tout dans ce qu’elle est dans son idée, ce qu’elle peut être donc
pour le philosophe concret ? Il existe en ce sens une
expérience philosophique, processus malaisé qu’aucun individu ne peut
revendiquer pour soi, mais qui est l’œuvre d’une filiation de grands.
C’est cette expérience, dans certains traits que nous tenons pour
essentiels, qui fera l’objet de l’improvisation qui suit. Nous y
revenons : notre propos n’est pas ici de faire de la
philosophie. Nous nous bornerons à une modeste tentative pour arracher
la philosophie à l’oubli – à une anamnèse donc, qui ne laisse pas de se
rendre compte des aléas auxquels elle s’expose. En effet, autant
vaudrait parler de la troisième dimension dans un monde sans
profondeur. Le cadre restreint dont nous disposons ne nous permet pas
de justifier nos thèses comme nous l’aurions souhaité, quoiqu’elles
aient sans doute une légitimité plus profonde que la fadeur
aphilosophique de la production qui ose aujourd’hui se présenter sous
le titre de philosophie.
Commençons
donc par la thèse, idée générale dont la philosophie est la réalisation
concrète : 1° Parmi les possibilités de l’homme figure la
capacité de connaître le monde (non pas les
singularités, mais la "totalité"). 2° Le sujet ne peut saisir cette
possibilité qu’en abandonnant d’une certaine manière le sol du monde,
en le trascendant. 3° A la différence de la connaissance des
singularités, cette connaissance de la totalité n’est pas
contingente ; bien que jamais définitive, elle est d’un
autre ordre que la compréhension intramondaine des
singularités. 4° Seule la connaissance du monde (en tant que
"totalité") donne l’unité que requiert la connaissance du contenu
mondain, c’est-à-dire des singularités.
Approfondir
ces pensées, ce serait philosopher, ce qui n’est pas ici notre
intention. Posons plutôt une question. Si le philosophe est séparé du
monde par un abîme aussi profond, séparé donc de l’humain en totalité
(en ce sens que l’homme fait partie du "contenu mondain"), son activité
ne nous est-elle pas parfaitement indifférente ? Appliqué à
notre monde que voici, son étalon de mesure ne se réduit-il pas à
néant, et inversement, ses préoccupations n’apparaissent-elle pas –
mesurées à l’aune de l’ici-bas – comme un simple jeu cérébral qui
esquive le sérieux de la vie ? Bref, la philosophie n’est-elle
pas un de ces divertissements dont l’homme peut se payer le luxe à ses
moments de sérénité, dans les rares enclaves ou havres de paix autour
desquels l’ouragan du monde se déchaîne ? Le premier ouvrier
venu, n’importe quel homme que la vie a éprouvé et qui assume néanmoins
son existence avec un minumum de force et de fierté, n’est-il pas en
droit de regarder ce déshérité comme quelqu’un qui ignore tout de la
vie et ne peut essentiellement rien en savoir, de le tenir par
conséquent – attendu qu’il prétend néanmoins expliquer l’existence à sa
façon – pour un falsificateur du sens de la vie ? Ne faut-il
pas donner raison à ceux qui voient, derrière la façade surhumaine de
la profession de foi(**) philosophique, une évasion trop
humaine, une fuite apeurée devant la réalité vraie, que les raisons en
soient individuelles ou sociales ? Et en fuyant ainsi la
réalité, le philosophe n’est-il pas condamné à se tromper lui-même,
aussi bien les autres ? N’est-il pas un pauvre pitre, un clown
malgré lui, jamais plus dépendant que là où il se croit libre, jamais
plus profondément déterminé par le drame de la collectivité humaine que
là où il se croit seul, au-dessus de la mêlée ? – Toutes ces
questions reviennent à dire que le monde n’est pas indifférent et sans
défense face au philosophe. Si le philosophe se distancie à l’égard du
monde, le monde riposte en tournant sa haine contre
le philosophe. Du point de vue du "monde", la philosophie est
perversité et fraude, une dépravation essentiellement fallacieuse. On
peut la tolérer, l’exploiter, la mettre hors d’état de nuire en la
réduisant à un statut purement auxiliaire. Mais si elle refuse de
servir, il faut la combattre comme un processus pathologique
incompréhensible qui mine la vie de la collectivité ; il faut
l’extirper de fait de l’ensemble des fonctions
vitales et, ainsi, la dévitaliser. Il est bien évident qu’intérieurement
ces objections n’ont pas prise sur la philosophie, qu’elles n’en
frappent que les perspectives et le mode d’expression – la projection
mondaine de la philosophie. Toutes ces critiques sont vaines pour la
simple raison que, même en passant tout l’univers en revue, elles
demeurent impuissantes à mettre la main sur la philosophie – leur cible
s’y révèle introuvable. Pour nous autres hommes au monde, la
philosophie est un revenant qui joue ses tours derrière notre dos, mais
que nous ne pourrons jamais amener à nous apparaître face à face. Le
thème de l’isolement de la philosophie, l’idée de la séparation évoquée
d’abord par Héraclite et reprise, en des termes éloquents, par Maître
Eckart, conduit ainsi, en s’intensifiant et en s’approfondissant, de
l’indifférence envers la philosophie à une hostilité active qui la
regarde comme un danger.
Concrétisons
cette idée, voyons quels sont, dans différents cas, les rapports
réciproques du monde et de la philosophie. Le monde ne peut rien voir
de la philosophie si ce n’est sa projection mondaine ; la
philosophie, en revanche, voit le monde tel qu’il est effectivement –
car c’est là son thème. Le philosophe est extérieurement sans défense
contre le monde, le monde intérieurement sans défense contre la
philosophie. Il s’ensuit qu’il ne peut y avoir, entre le philosophe et
le monde, de discussion sur la philosophie. Les
thèses à travers lesquelles le monde interprète la philosophie – les
divers matérialismes, positivismes, économismes, psychologismes,
psychiatrismes, sociologismes, théologismes, etc. – se fondent toutes
sur la supposition erronée selon laquelle il serait possible d’engager
un débat avec la philosophie sur le sol de ce monde. Le philosophe ne
peut accepter cette position – s’y ranger, ce serait admettre la
possibilité que la philosophie dépende d’un quelconque fait
intramondain et, partant, la condamner en tant que compréhension de la
totalité.
Il
y a autre chose encore qui se rattache à cela – l’impossibilité, pour
le philosophe, de démontrer sa vérité aux autres. Ceux qui entendent le
philosophe d’une manière qui exclut a priori toute
compréhension, ne voient dans ses arguments que des pièces à l’appui de
leurs propres thèses. On ne peut fournir des preuves que là où l’on
reconnaît les mêmes principes, ce qui n’est pas ici le cas :
les arguments allégués contre le philosophe se situent au niveau des
faits intramondains, et non pas sur le plan où lui-même se place. De
là, aussi, l’embarras du philosophe sommé de dire ce que c’est que la
philosophie : "effectivement, ce n’est pas un savoir qui, à
l’exemple des autres, puisse aucunement se formuler en proposition (1)".
Comment démontrer quelque chose sans analogue dans
le monde et qui, dans sa projection mondaine, est entachée de
la relativité commune à toutes choses humaines ? Aussi le silence
devient-il une modalité de la réponse philosophique.
S’il
est impossible au philosophe de prouver sa vérité, on peut dire, en
élargissant encore, que son langage ne pourra jamais être compris.
Utilisant, pour des raisons essentielles, la même langue à laquelle le
reste des hommes se fient, il donne aux mots un sens qu’ils n’avaient
pas jusque-là. Dans aucune chose, il ne voit la même chose que ceux qui
demeurent dans une attitude naïve, non réfléchie. Les termes "monde",
"chose", "homme", désignent aux yeux du philosophe tout autre chose que
pour nous autres non-philosophes qui sommes venus à ces significations
Dieu sait comment. En philosophie, tout semble donc retourné à l’envers
(selon le mot de Hegel : "Philosophie ist die
verkehrte Welt") – le "réel" devient "irréel" et vice versa,
les choses sont déterminées par l’idée plutôt que les idées par les
choses. Confrontant sa propre pensée naïve (terme qui n’a pas ici une
valeur péjorative) avec la philosophie hégélienne de l’Etat, Karl Marx
constate : "der Unterschied liegt nicht im Inhalt,
sondern in der Betrachtungsweise, oder in der Sprechweise (2)".
On voit là toute l’ambiguïté du rapport de la philosophie et du monde.
Le philosophe peut souscrire à toutes ces paroles, en leur donnant
toutefois un sens qui recélera une proposition bien différente de celle
que Marx croyait énoncer. Cencées prononcer une condamnation radicale
de la philosophie en tant que verbalisme, ces paroles disent
implicitement la défaite du monde. Ainsi le philosophe est au premier
chef un ironiste, alors même qu’il laisse parler le monde à sa place et
à son encontre.
L’"histoire
de la philosophie" est une discipline qui s’applique à retracer moins
la vie de la philosophie même que, plutôt, ce conflit incessant de la
philosophie avec le monde. La découverte du monde est l’œuvre de la
philosophie qui en a tiré, de plus, certaines conséquences pour la vie
humaine. Pourtant, la majeure partie de ce que les manuels présentent
sous l’étiquette de "philosophie" n’est pas autre chose que la réponse
du monde à l’appel à la clarté radicale et au courage de la pensée
lancé par la philosophie. Le premier homme à poser expressément la
question de savoir ce qu’est la philosophie, se trouve d’ores et déjà
confronté aux phénomènes du bel esprit et de la thésaurisation du
savoir qui tendent à en dissimuler l’essence, et il les stigmatise
comme tels (3).
Le même qui dit du principe philosophique que les hommes demeurent à
jamais incapables de le comprendre, que ce soit avant d’en avoir
entendu parler ou après en avoir eu connaissance.
Evidemment,
Héraclite n’a pas eu à faire face à la croisade organisée contre la
philosophie dont nous sommes aujourd’hui témoins et dont les
auxiliaires sont la science et la religion. La science remplace l’idée
de la connaissance de la "totalité" par celle de la
connaissance de tout (de toutes les choses et
relations existantes), l’idée de la connaissance du monde par celle de
la connaissance du contenu mondain, l’idée de la connaissance de
l’essence des choses par celle d’un système formel de pensée sur les
choses, l’idée de la connaissance en général par celle d’une recherche
qui ignore l’opposition de l’architectonie et du détail, de la
conception et de la technique. Quant à la religion, posant, à la place
du mouvement qui quitte le plan de l’étant pour se diriger vers un
ailleurs, la différence originaire, irréductible et incompréhensible,
de deux plans ontiques, elle biffe la transcendance au bénéfice du
transcendant.
La
science est née de la philosophie à laquelle la religion doit, à tout
le moins, son organisation conceptuelle. Comme toutefois l’idéal de la
philosophie ne se contente pas de ce qui satisfait l’idéal de la
science, la philosophie ne peut être une simple "fondation des
sciences" (ainsi que se l’imaginaient les néo-kantiens), une réflexion
sur les sciences dans leur factualité. Ne pouvant se ravaler du rang de
maîtresse à celui de servante, elle ne peut pas davantage se mettre au
service d’un transcendant. Séparées de la philosophie, et la science et
la religion se retournent contre elle, devenant des instruments du viol
de l’homme par un ersatz mimétique de l’aspiration vers la vérité. La
science, qui se place sur le sol de ce monde – dans une démarche qui
procède du singulier au singulier, sans jamais parvenir à une clôture
définitive de ses séries –, suggère une fausse idée de la connaissance
comme totalement subordonnée à d’autres nécessités de la vie. La
religion, pour sa part, est l’organe d’une oppression transcendante.
L’une et l’autre barrent la voie qui conduit l’homme hors du monde,
vers la connaissance de soi philosophique. Souvent la philosophie et sa
mimèsis coexistent chez une même personne,
provoquant un déchirement qui peut aller jusqu’au dédoublement le plus
caractérisé. Là où le philosophe croit triompher, c’est dans ces cas
son double qui a tout le profit. Le malin génie(***)
qui inspire à Descartes sa
plus grande découverte, est également responsable de l’obsession de la
certitude qui l’empêche de récolter les fruits de sa pensée, trançant
en revanche l’itinéraire suivi par les sciences modernes. Une histoire
de la philosophie qui se voudrait autre chose qu’une catégorisation des
doctrines, devrait s’appuyer sur une démonologie, sur une conception
des puissances internes qui régissent le conflit du philosophe avec le
monde.
Drôle
de spectacle que ce conflit ! Comment peut-il y avoir un
conflit sans contact ? Le contact n’est possible que sur un
terrain commun – ce qui précisément semble ici faire défaut. Le monde
peut biffer l’existence du philosophe, mais – paradoxe ! –
c’est ainsi que la philosophie entre dans l’histoire.
Rien n’illustre mieux à quel point de tels moyens sont peu adéquats à
se mesurer à la puissance interne de la philosophie. La raison pour
laquelle la philosophie ne peut ne pas être
persécutée dès l’instant où elle cristallise dans sa forme pure, est
celle que Nietzsche a si bien saisie dans ses invectives contre
Socrate : le fait que la projection mondaine de la philosophie
apparaît, dans l’optique de la vie, comme une décadence. La philosophie
est une forme de ralentissement de la vie, forme dans laquelle la vie
cesse d’être naïvement et spontanément créatrice. Le mot de Nietzsche –
"das Begreifen ist ein Ende (4)"– a un sens profond et explique
pourquoi il regarde non seulement la science moderne, mais davantage
encore Socrate comme le symptôme d’une maladie. La science actuelle,
dans sa figure factuelle, est mue par le principe de l’utilité pour la
vie ; l’autocompréhension du scientifique de nos jours est
pour ainsi dire identique à celle du technicien, ou n’en diffère que
par la nuance d’un plus ou d’un moins. Pour la philosophie antique, en
revanche, la compréhension est but unique. Avant la philosophie,
l’homme veut savoir et s’imagine qu’il sait, mais il ne tient pas à comprendre.
"L’homme habile est celui qui tient de la nature son grand
savoir ; ceux qui ne savent que pour avoir appris, pareils à
des corbeaux, dans leur bavardage intarissable, qu’ils croassent
vainement contre l’oiseau divin de Zeus", dit Pindare (5).
Dans son premier élan naïf, la vie ne cherche pas à
connaître ; elle commande – là aussi, Nietzsche a vu juste. La
vie non réfléchie crée le mythe et la poésie, visions puissantes dans
lesquelles son autocompréhension immédiate est déposée sous la forme de
modèles à contempler, sous la forme d’une action exaltante, d’un
ravissement communicatif et enivrant. Elle crée en outre des hommes qui
vivent et meurent pour montrer à eux-mêmes et aux autres leur force et
leur grandeur propres. Mettez-vous à la place du poète et du héros et
peut-être l’intellectualisme philosophique vous apparaîtra-t-il,
l’espace d’un instant, comme prudhommesque et plébéien. "Sokrates
war Pöbel
(6)."
L’importance de Nietzsche tient aussi à cette manière de donner la
parole au poète et au héros, contre la philosophie. Le poète est
l’inspirateur du héros, le héros le réalisateur du poète ;
leur monde est fait de courage et de danger, tandis que la philosophie
serait – en apparence – une quête de certitudes sécurisantes. Le
philosophe est comme un obstacle que la vie aurait mis sur le chemin du
héros, pour freiner son essor vers la liberté souveraine qu’il
revendique.
Pourtant,
ceux qui condamnent Socrate ne sont ni poètes ni héros, mais simples
ombres parodiques des héros et poètes d’autrefois. Ce n’est pas la vie
immédiate, dans toute la plénitude de sa force, mais sa postérité
affaiblie qui n’a plus de force créatrice propre et craint pour
l’héritage qu’elle voit menacé, qui craint de perdre l’appui fourni par
l’esprit des aïeux. L’aversion nourrie par les grands représentants de
la vie non réfléchie contre la philosophie s’intensifie chez ces
épigones, devient une convulsion de l’esprit de vengeance. L’opposition
est portée dans les deux cas par une nostalgie de la vie infinie,
l’infinitude étant conçue comme inépuisabilité et, chez les véritables
héros, possibilité d’accroissement continu. Comme si cette
inépuisabilité était une évidence allant de soi ! Comme s’il
suffisait de supprimer les obstacles pour que la vie s’embrase d’une
force supérieure ! L’opposition à la philosophie n’est-elle
pas nourrie en dernière analyse par la compréhension du fait que la
philosophie met le doigt sur le moment essentiel qu’est la finitude de
la vie ? La vie ne recule-t-elle pas devant la perspicacité de
la philosophie qui y découvre "cet ennui absolu [qui] n’est en soi que
la vie toute nue, quand elle se regarde clairement", "qui n’a d’autre
substance que la vie même, et d’autre cause seconde que la clairvoyance
du vivant" (7)?
De même que le christianisme prétend sauver la vie par un au-delà,
Bouddha par la fusion avec l’univers et le socialisme par sa vision des
lendemains qui chantent, Nietzsche prêche le salut par le surhomme. La
philosophie signifierait-elle au bout du compte qu’il n’y a pas de
salut pour la vie ? Ne peut-on déceler, dans la compréhension
de ce danger, une certaine compréhension pour la philosophie, fût-elle
réprimée ? Le combat mené contre l’"intellectualisme" de la
philosophie est un malentendu qui, sans être délibéré, n’en obéit pas
moins à une finalité. Il est dangereux pour la vie de comprendre sa
propre souveraineté interne ; l’orientation spontanée de la
vie la fait sortir d’elle même, la porte à séjourner auprès des choses,
des buts, des modèles. Que la vie même soit créatrice et critère
ultime, c’est là une vérité dont la vie ne se met pas en quête, une
vérité dont elle se cache.
La
vie suit son cours naïf aussi longtemps qu’elle projette sa
souveraineté interne là-devant soi en tant que réalité mondaine. En
d’autres termes : la vie naïve a toujours des dieux à qui elle
s’en remet et qui sont cencées la sauver de sa finitude facticielle.
Les dieux peuvent être des modèles d’une "areté"
parfaite, inspirés à l’homme
dans une vision poétique ; ils peuvent être les Idées
hypostasiées des philosophes, des idéaux hypostasiés, la puissance de
la nature conçue de différentes manières – comme dans l’"humanisme
réel" de Marx qui rêve de l’avenir d’un homme qui ne serait plus soumis
aux choses, mais en disposerait à son gré ou, tout autrement, dans la
conception nietzschéenne d’une nature brutale mais grande qui, se
rachetant chez le surhomme, devient joie et création pure. Tout cela à
la condition que les dieux imposent une règle de conduite, qu’ils
assignent un ordre et un but et, par là, assurent le salut. Leur
commandement n’étant à son tour possible que s’ils sont réels, investis
d’une force qui détermine le devenir. "Naivität, als ob Moral
übrig bliebe, wenn der sanktionierende Gott fehlt (8)
!" Il est non seulement paradoxal, mais carrément
cynique de croire au commandement divin sans croire en Dieu. Pour
autant qu’on attende le salut de la divinité, celle-ci doit être ce qui
en dernière analyse détermine tout devenir, et elle doit admettre un
comportement à son propre égard, un rapport mû par le pathos ou de
l’amour ou de l’intérêt ou enfin de la volonté de puissance. La
religion est fondée sur la réciprocité : observe les
commandements divins et Dieu t’en récompensera dans ta vie. – Ce que
signifie en revanche la philosophie, personne ne l’a mieux exprimé,
dans toute sa dureté, que Spinoza : "Qui Deum amat,
conari non potest, ut Deus ipsum contra amet (9)."
Le pathos de la philosophie n’est pas celui de la réciprocité, mais un
pathos unilatéral qui va, sans retour, de l’homme vers le surhumain.
Sauf erreur de notre part, il est par ailleurs dans la logique de l’idée
de la philosophie que l’activité même du philosophe ne soit pas
comprise comme récompense divine. Le philosophe ne peut pas dire aux
hommes : philosophez et vous serez sauvés. Que l’on fonde le
salut ou sur le mérite ou sur le principe de la grâce, la philosophie
ne sauve pas. Elle est simplement la vocation individuelle et, partant,
la nécessité intérieure de certains hommes. La philosophie donne du
plaisir à ceux qui s’y livrent (plaisir rare, il est vrai, et qui
s’accompagne d’un combat ardu et douloureux, mené avec soi pour le soi
propre) parce que vit en elle la passion de connaître, non moins
impérieuse que d’autres grandes passions de l’homme. La profonde vision
aristotélicienne de l’identité entre edonè, theoria
et energeia
theou nous semble donc se preter
à l’interprétation suivante : la vie est l’œuvre de la vue
éternelle de la divinité, et tant que nous vivons, il y a toujours en
nous un peu de bonheur. Mais ce n’est pas là quelque chose réservé à la
seule philosophie, car on peut en dire autant de la vie tout entière.
La
philosophie est l’instance de la clarté ultime. A son origine, elle est
un courage pour l’essence dernière de l’étant que la vie naïve cherche
à esquiver. La finitude de notre vie actuelle fait que nous éprouvons
le besoin d’un appui extérieur, d’un salut qui assiérait notre vie sur
une puissance absolue. La philosophie, quant à elle, retourne cette
situation : au bout du compte, il nous est impossible de nous
"appuyer" naïvement sur une puissance absolue pour la bonne raison que
l’absolu comme tel est intégralement contenu dans le fini ; le
monde lui-même n’est rien d’autre que l’absolu, tel qu’il se découvre
dans sa naïveté. On ne peut s’en remettre aux dieux parce que l’absolu
n’est pas en dehors, mais au-dedans de nous. L’homme entretient avec
Dieu un rapport trop étroit pour être confortable, un rapport plus
intime que ne le voudrait sa propre sécurité. Dieu en nous sanctionne
notre finitude. Le Dieu absolument créateur n’est pas le même qui
commande et qui sauve. C’est un Dieu à qui nous ne pouvons demander ce
qu’il nous incombe de faire. Le philosophe est tenu de soutenir cette
idée, de "souffrir le privilège de sa gloire cachée (10)". L’intimissimum
du Dieu des philosophes, dépourvu de tout dessein, est la création
immémoriale – sans volonté, sans pathos, sans élan, dans le retrait,
dissimulé à son propre regard.
Si,
outre Dieu, il y a encore des dieux – dit le philosophe – ils ne sont
ni créateurs en dernière instance ni, au sens propre,
infinis ; ils sont de simples créations. Mais pourquoi
redescendre de la hauteur une fois atteinte et désirer ce qu’on a
d’ores et déjà dépassé ? Dès lors que Dieu s’incarne dans
l’homme, celui-ci n’a pas besoin de créer des dieux. N’ayant pas pour
tâche de réaliser le commandement extérieur d’un dieu, il ne reste à
l’homme qu’a prendre en charge sa propre liberté. Or, qui est
libre ? Quelle sera la réponse du philosophe à cette question
qui s’impose d’autant plus impérieusement que l’homme a été privé de
tout appui transcendant ? Ne sera-t-il pas à présent contraint
de rougir du vide intérieur de son principe ? Ne sera-t-il pas
convaincu sans recours du pâle intellectualisme dont l’accuse le
monde ?
La
philosophie ne prescrit pas, ne commande pas. Il lui suffit de renvoyer
à ce qui a lieu dans la vie pré-philosophique et d’en élucider la
signification. Il lui suffit de renvoyer à une chose qui, sans
violence, sans convulsion ni comédie, remplit la vie, sans forcément
engager quoi que ce soit en dehors de l’homme. C’est la possibilité
qu’a chacun, en vertu de sa propre décision, ou bien de prendre en
charge ou bien d’esquiver son destin. La résolution authentique pour le
destin propre ne tient pas compte des circonstances, des faisabilités
ou infaisabilités, l’homme grandissant d’autant plus qu’il se heurte à
plus d’obstacles. Ce qu’il est extérieurement, la place contingente
qu’il occupe dans la société, demeure sans importance. Plus une vie est
extérieurement frivole et irresponsable, moins il y aura en elle de
possibilité d’une substantialité authentique. Eloignés des rigueurs et
des grossièretés de la vie, les hommes se dissimulent leur propre
culpabilité et vivent sur le seul plan des apparences. Le phénomène
auquel la philosophie peut renvoyer, c’est la possibilité qu’a l’homme,
non seulement de paraître, mais encore d’être.
Au
bout du compte, la philosophie se révèle ainsi un appel à l’homme
héroïque. Voilà le mot humain de la philosophie. L’héroïsme n’est pas
une passion aveugle, amour ou vengeance, ambition ou volonté de
puissance. Loin de là, il implique une clarté sereine sur la totalité
de la vie et, chez celui qui en est capable, la conscience que cette
manière d’agir est pour lui une nécessité, la seule
modalité possible de son existence au monde. L’être-la du héros, son
être au monde, dans l’instant, n’attend aucune confirmation, aucune
continuation dans un au-delà. L’héroïsme assume la finitude propre. Il
n’est rien d’autre qu’une attestation irréfragable de la substance
propre, irréductible aux contingences du monde. La philosophie est
alors à même de purifier l’autocompréhension de l’homme héroïque, de
lui faire comprendre sa foi, non pas comme une révélation du
transcendant, mais en tant qu’acte humainement libre. Ce qui se
manifeste dans cette foi n’est pas le commandement transcendant de la
divinité, mais le principe de l’homme, placé dans une situation
historique. La compréhension de l’être que la philosophie accomplit en
transcendant intellectuellement le monde, se rapporte à l’existence
humaine authentique que représente l’acte libre. Peut-être
pourrions-nous donc, pour conclure, formuler l’idéal d’une philosophie
souveraine sous les doubles espèces d’une philosophie de l’héroïsme et
d’un héroïsme de la philosophie.
*) In
Liberté et sacrifice. Ecrits politiques.
Traduit du tchèque et de l’allemand par Erika Abrams, Postface de
Anne-Marie Roviello, Grenoble, Jérôme Millon, 1990, pp. 13-25.
L’originale in ceco è Nekolik poznámek o mimosvetské a
svetské posoci filosofie, "Kvart", n. 3,
1934, pp. 3-10.
**)
En français dans le texte.
1) Platon, Lettre VII,
341 c [trad. L. Robin].
2) K. Marx, Zur Kritik der
Hegelschen Rechtsphilosophie, in K. Marx et F. Engels, Werke,
Berlin-Est, Dietz Verlag, t. 1, 1956, p. 206. (N.d.T.)
3) Cf. Héraclite, fragment 40
***)
En français dans le texte.
4) F. Nietzsche, Fragments
posthumes, début 1888 – début janvier 1889, Paris, Gallimard,
1977, p. 167; 14 [226]. (N.d.T.)
5) Deuxième Olympique,
94-97 (trad. A. Puech). (N.d.T.)
6) F. Nietzsche, le
Crépuscule des idoles, Paris, Denoël/Gonthier (Bibliothèque
Médiations), 1970, p. 21. (N.d.T.)
7) Paul Valéry, "l’Ame et la danse",
in Œuvres, Paris, Gallimard (La pléiade), t. II,
1960, p. 167. (N.d.T.)
8) F. Nietzsche, Fragments
posthumes, automne 1885 – automne 1887, Paris, Gallimard,
1978, p. 149; 2 [165]. (N.d.T.)
9) Ethique, V,
prop. XIX.
10) Citation approximative d’un vers
du poème "Bolest cloveka” (la Douleur de l’homme) d’Otokar
Brezina (1868-1929), principal représentant du mouvement symboliste
dans la littérature tchèque : "Et alors de notre
propre puissance magique, du mystère de notre race, / du privilège de
notre gloire cachée nous avons enduré la souffrance." (N.d.T.)