Sur
le genre: post-humain et poésie.
par
Rolland Caignard
Un jour où
je rencontrai un célèbre philosophe de
l’art
contemporain, il me confia qu’il avait plus
d’atomes crochus avec
les artistes qu’avec les théoriciens. A
l’époque,
je ne compris ni ne cherchai le pourquoi de cette
préférence.
Aujourd’hui, après plus d’une
décennie, il me
semble que je comprends vraiment le sens de sa confidence.
Il suffit
de comparer les œuvres des artistes liées aux
nouvelles
technologies et les théories sur les sujets qui leur sont
inhérents. Les premières sont beaucoup plus
adaptées
au transformisme et légitimées par leur office de
« détournement » des
potentialités
techniques. Les secondes hésitent. Elles se partagent entre
une noble poursuite de la tradition écrite
dissertée ou
un ensemble d’argumentations imprégnées
de formes
« orales »
(répétitions, manque
de structures, approximations, rédaction à
l’aveuglette…) ou de technicismes
hermétiques.
Toutefois,
que ce soit pour les unes ou les autres, le problème se
pose :
quelle méthode d’analyse doit-on adopter
aujourd’hui pour
comprendre des textes qui se détachent des canons
méthodologiques ? Car ce qui heurte
l’esprit savant,
c’est la perte de cohérence des analyses, le
manque
d’organisation, le discrédit des
systèmes. Est-ce un
coup porté au logocentrisme ou une transformation
du
logocentrisme?
Les
manifestes du post-humain qui circulent sur Internet en sont un
exemple frappant. Ils mélangent morceaux de philosophie,
ressources biologiques, systèmes sociologiques, formules
ethnologiques, procédés poétiques,
sciences
parallèles etc. L’éclectisme est aussi
suggéré
par la forme : ce sont des morceaux de texte qui semblent
fabriqués par un couper-coller dont l’ensemble
n’a pas
vraiment de suite logique syntaxique et… de fil directeur
sémantique. Est-ce là le message de la
post-humanité ?
Une absence de sens logique que beaucoup rapprochent du
dépérissement
du « sujet » et du deuil de
l’ « objet ».
En d’autres termes : une déshumanisation.
Paradoxe.
Alors qu’au cours de ce siècle,
l’écriture
linéaire, la symbolisation rigide, le symbolique (Kristeva)
ont été laminés par les
Oralités dans
l’art pour affirmer une humanité toute sensorielle
et
sensuelle (le texte devenait un plaisir non
caché) ; le
poète se faisant « voyant
par un long,
immense et déraisonné
dérèglement de tous
les sens » ; la raison,
représentation du
langage argumentatif, se brouillait dans
l’éclosion des
sens ; en philosophie, en psychanalyse, en
littérature
etc., l’explosion des sens investissait
l’écriture
logique, revendiquant, ainsi, une humanité,
envisagée
comme le fonctionnement concomitant de tous les sens (leur
épanouissement), aujourd’hui, certains diktats des
nouvelles
Oralités, via les nouvelles technologies (productrices
pourtant d’une écriture massive, mais quelle
écriture ?),
veulent bazarder l’humanité qui serait la Loi de
l’écrit
(Droit de l’Homme et Bible en même temps) !
Mais ne
soldent-ils pas l’idée que seulement une certaine
« écriture » est une
branche de
l’Humanité ? Une certaine
idéologisation de
l’écriture ? Ou même
l’aïeul d’une
écriture, sa grand-mère (grammaire) ?
Le
pamphlet ironique de Voltaire, De l’horrible danger
de la
lecture, qui attaque un édit promulgué
en Turquie
(en 1757) contre l’imprimerie, serait-il encore
d’actualité,
en considérant que la force transformationnelle des
médias
remplace, à présent, le tribunal
ecclésiastique de
jadis?
« Enjoignons
à tous les vrais
croyants de dénoncer à notre
officialité
quiconque aurait prononcé quatre phrases liées
ensemble, desquelles on pourrait inférer un sens clair et
net.
Ordonnons que dans toutes les conversations on ait à se
servir
de termes qui ne signifient rien… »
Doit-on
croire qu’aujourd’hui les nouvelles technologies
proposent un
nouvel « alphabet » porteur de
liberté
mais qui soit le contraire de notre faculté de lire et
d’écrire, conquise si durement ? Un
nouveau procédé
qui nous donnerait une sensation d’infini beaucoup
moins
humain?
Il gît au fond de
quelque armoire,
Ce
vieil alphabet tout jauni,
Ma première leçon
d'histoire,
Mon premier pas vers l'infini.
Ou encore,
les nouveaux commandements de l’Oralité
croient-ils que
l’écriture tout entière disparaitra au
profit d’une
nouvelle prise en compte de la pensée ? Avec une
perte ou
une révision du
« sens » ?
Même
dans sa propre théorisation ? Et que
l’idée de
l’humain qui la convoie se déliera ?
Et le
sujet du « sens », que
devient-il ?
Internet, le paradigme parfait, qui induit un
« sujet
soluble » mène à une
conscience soluble et
j’ajouterai même à une
responsabilité soluble
qui n’a rien de révolutionnaire et ressemble
plutôt à
une fuite, à un décalage de
l’identité vers
une identité multiple collective qui limitera probablement
la
liberté (en cela pour l’instant
l’infinité des
connexions (et la « perte du
centre ») est un
naufrage qui permet de cacher la prison qui se construit).
Il faut
donc admettre que les formes de l’Oralité et les
technicismes, sont des formes de
« pensée »
engendrées par les conditions environnementales de la
technoscience ; ce qui, d’ailleurs, ne
réduit pas le
langage à sa signification ou à sa seule
information
mais le transforme en en brouillant les genres dévolus.
La
nature hétérogène de tels textes
s’apparente-t-elle à la notion
d’hétérogénéité
mise en avant dans l’idée du corps-sans-organe
(Deleuze-Guattari) ? Moins de message, moins de sens mais
communication hétérogène,
« réactivation
de la réponse »,
« n’importe quel point du rhizome peut
être connecté
avec n’importe quel autre, et doit l’être
». Ainsi
n’importe quelle idée doit
être selon les principes de connexion et
d'hétérogénéité
connectée avec n’importe quelle autre ?
Cependant,
comme la connexion est originellement un lien qui est
étroit,
dans le cas des textes post-dissertation
l’on devrait parler
de connexion faible où les différents arguments
ne sont
connectés entre eux que parce qu’ils sont
rassemblés
sous une thèse générale. Il serait
souhaitable
de classer les connexions suivant leur potentialité et
d’en
tirer des conséquences quant à notre perception
et
notre compréhension de ses phénomènes.
Indéniablement,
on trouve un écho de la culture du rhizome
(multiplicité,
rupture signifiante…) où la structure profonde du
texte
n’apparait pas en un clin d’œil. Ou bien,
alors, le clin d’œil
est le texte lui-même qui nous fait signe. Mais que fait-on
d’un clin d’œil ? Est-ce un
signe d’intelligence ou un
espace temps à parcourir rapidement ? Une sorte
d’épiphanie qui ne laisse pas de traces comme les
écritures
algorithmes de nos machines ?
Nous avons
des exemples dans la poésie de ce mélange de
genre où
les caractères communs cèdent la place aux
différences
associées. Le développement de nouvelles
« techniques »
en a été le moteur.
Notamment,
l’essor de l’urbanité qui pourrait
expliquer, selon
Baudelaire, la marche victorieuse du poème en prose. Il
écrit
à son éditeur que ses poèmes en prose
sont le
fruit de la sensibilité de la vie moderne. C’est
parce qu’il
fréquente des villes énormes qu’il fait
des poèmes
en prose. Ils sont le résultat du
« croisement »
des innombrables « rapports »
présents
dans les villes. Son ouvrage, il le définit
« sans
queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à
la
fois tête et queue, alternativement et
réciproquement ».
Il n’y a pas de centre ; ainsi,
« nous pouvons
couper où nous voulons… ». Il
nous conseille :
« Enlevez une vertèbre, et les
deux morceaux
de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en
nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à
part ». Cela rejoint encore la définition
du
rhizome : « Un rhizome peut
être rompu,
brisé en un endroit quelconque ». Enfin,
il appelle
ses morceaux de poésie des
« tronçons ».
Veut-il, tout de même, entendre qu’ils sont des
morceaux
rompus d’une poésie qui serait plus
longue ? Non car il
précise que ses
« tronçons » se
suffisent à eux-mêmes ; du moins, ils
sont assez
indépendants pour plaire et amuser.
La ville
est donc un grand serpent qui montre des discontinuités qui
forment des unités suffisantes. Elle produit donc dans la
pensée une forme poétique qui lui ressemble.
Postérieurement,
ces « vertèbres », ces
« tronçons »,
ces « rapports » rappellent,
aujourd’hui ceux
qu’on appelle
« autoroutes »,
« liens
(links) » etc. qui façonnent les
réseaux et
sont les composants appliqués des nouvelles technologies. De
fait, le poème en prose est devenu une figure
omniprésente
de la contemporanéité.
Cette
forme était devenue une vraie
nécessité pour
Baudelaire et l’on peut en déduire que le
poète se
trouve en situation technique et qu’il
crée en
fonction de cette situation.
Vendryès
parlait de « circonstances
spéciales ».
Cela s’entend. Mais il faut préciser que ces
circonstances
sont spéciales par leur apparition et leur
nouveauté
mais qu’elles tendent à être communes.
La réalité
technique et son détournement artistique
s’inscrivent dans
un processus d’expériences diffus.
Un autre
exemple d’assemblage fait l’objet de
polémique violente
dans le monde poétique : la poésie et la
philosophie (dira-t-on « poésie
théorique »?).
Qui le refuse absolument, qui le revendique !
Qu’on
le veuille ou non, au-delà de la médiatisation
(en
poésie toute relative) ou de la force des
« médias »
de connaissance qui sélectionneraient certaines formes
poétiques au détriment d’autres,
l’on observe que la réflexion (la fonction
argumentative du
langage) s’est désormais introduite dans la
poésie.
Et, sauf pour le plaisir de la Querelle, comme moteur (pulsionnel?)
de la pensée, la description et l’analyse du
phénomène
requiert un peu de délicatesse et d’esprit
collaborateur.
C’est une exigence où les problèmes de
personne n’ont
pas droit de séjour.
La poésie
a même une tendance à
réfléchir sur
elle-même : sur ses fonctions, sur son
fonctionnement, sur
son existence... L’on voit bien que la poésie de
la poésie,
la poésie philosophique, le poème de la
définition
de la poésie, la poésie de l’art
poétique…
les recueils qui présentent un jeu entre le geste de faire
de
la poésie et la poésie elle-même,
l’acte
d’écrire réfléchi, du
brouillon à la
reproduction jusqu’au paratexte, la poésie qui
pense les
nouvelles métriques, les hors métriques, la
prose, le
blanc, l’objectivité lyrique, les
« objets »
poétiques, les fonctionnalités informatiques,
sont une
réalité qui ne doit pas nous échapper
et qui
appelle peut-être une réflexion
post-poétique et
même pré-post-humaine.
Si l’on
rapproche l’idée du concept, ce n’est
pas une si grande
nouveauté.
N’est-ce
pas Boileau qui écrivait son Art poétique avec
des
vers ? Qui considérait que la rime devait
obéir à
la raison ? «La rime est une esclave et ne doit
qu’obéir.»
«Au joug de la raison sans peine elle
fléchit.»
C’est,
alors, une
« nouveauté » qui se
développe, en pleine « crise de
vers ».
N’est-ce
pas Mallarmé qui en écrivant, en 1867,
à
Cazalis, mentionnait le retour de l’esprit
à lui-même,
sur lui-même. N’est-ce pas
l’idée que la conscience
se conscientise, qu’il
existe une « coïncidence
de la conscience humaine avec le principe vivant
d’où elle
émane, une prise de contact avec l’effort
créateur »:
« Je viens de passer une année effrayante, ma
Pensée
s'est pensée et est arrivée à une
Conception
pure"(..:) "Je dois t'apprendre que je suis maintenant
impersonnel et non plus Stéphane que tu as connu, mais une
aptitude qu'a l'Univers spirituel à se voir et à
se
développer, à travers ce qui fut moi."
La
phrase de Mallarmé, rapportée par
Valéry, qui
serait une réponse à Degas, «ce
n’est point
avec des idées, mon cher Degas, que l’on fait des
vers.
C’est avec des mots»,
apporte une certaine modernité (littérale),
même
si l’on entend
« langage » pour
« mots ».
Une modernité – à
interpréter – liée
à une conception du processus créatif du langage
(dont
la philosophie vit) qui ne nie pas, non plus,
l’unité
linguistique, sa spatialité, sa formalité.
Enfin, si
l’opposition des Anciens et des Modernes était
l’opposition
entre l’imitation et l’innovation,
considérons que
l’innovation qui était du domaine de la
technique a
entrainé la poétique dans son sillage. Le
progrès
technique (l’essor est exponentiel :
années 1690,
expérimentations télégraphiques,
première
machine à vapeur…) a
déterminé de nouvelles
formes langagières et de modalité du
« chant ».
Les lois
de l’hybridation technique poétique sont
à décrypter,
tout comme celles de l’affirmation écrite du
post-humain. A
la lumière des modalités de
compénétrations
entre poésie et nouvelles technologies, l’on
entrevoit un
peu, trop peu, comment le langage s’em-pare, en part, se pare
de
l’évolution bio (zoè)-technique.
La poésie
est le lieu d’une fonction sensible de
l’être, sentant par
tous les sens, elle s’approprie aujourd’hui une
fonction
argumentative du langage qui, bouleversée, a peut
–être
trouvé un refuge, un havre de paix, la maison d’un
langage
reconfirmé, qui, paradoxalement, est, a
été,
aussi, une machine de rythme qui compense, compensait, la
rigidité
des schémas et des grammaires. Est-ce un peu comme si la
poésie récupérait cette fonction
complexe pour
la préserver ? Est-ce un peu comme si la peur de
perdre
la « vraie » poésie
poussait les poètes
à y réfléchir par tous les
moyens ?
Le mauvais
prophète dira que la poésie, qui en a
été
son pendant, s’éclipsera quand la
pensée
argumentative disparaitra.
L’Homme
se cherche derrière les voiles des
événements
techno-anthropologiques. L’être-capable instinctif
ne
devrait-il pas déjà nager dans les
techno-environnements ? L’homme (sa
capacité) a créé
la machine et son fonctionnement ou n’a-t-il
créé que
la machine ? Le fonctionnement serait pour beaucoup
l’inhumain.
Alors l’idée de croire qu’il
n’y a plus d’humain c’est
ne parler que des conséquences sans les causes.
Imaginer
qu’une araignée ait la capacité de
tisser sa toile
est humain. Imaginer qu’une araignée tisse sa
toile est
humain. Imaginer qu’une araignée attrape un
insecte grâce
à sa toile est inhumain ? Ou bien imaginer
qu’une
araignée ait peur de sa toile est inhumain ? La
réflexion
sur le post-humain semble se heurter à l’effet du
fonctionnement de la technique.
Et c’est
sans aucun doute dans les travaux d’artistes que
l’expérience
de la nouvelle contingence neurocorporelle trouve le plus de traces
du liage entre corps humain et machine, sans que notre
« sens
rationnel » (notre vision linéaire
écrite du
monde) en soit encore trop bouleversé. Mais,
après
tout, n’est-ce pas l’une des fonctions de
l’art et notamment de
la poésie que de nous rendre plus humain la
technique ?
Et si c’est le cas, de transformer l’humain en
post-humain tout
en douceur ?
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